Oser parler et savoir dire en PDF
C’est aussi un honneur pour tous les Anicinapek, c’est-à-dire le peuple auquel j’appartiens. Dans la langue des Blancs, on dira que je suis Algonquin, mais en réalité le mot «Algonquin» n’appartient pas à notre langage; il a été créé à l’arrivée des premiers Français sur notre continent. Lorsque nous voulons désigner les gens de notre nation, nous avons nousmêmes tendance à utiliser l’expression Anicinape, ce qui signifie tout simplement «être humain», mais au sens où cet humain est un homme vrai et vivant en harmonie avec la nature. Donc, dès le départ, lorsque l’Anicinape prend la parole, il est automatiquement en lien avec la vérité de son cœur et l’harmonie de la nature. Quand on y pense, toute prise de parole ne devrait-elle pas se baser sur ces principes?
D’aussi loin que je me souvienne, le bâton de parole a toujours joué un rôle central dans mon apprentissage auprès des anciens. Quand j’étais petit, j’ai eu le privilège, en tant qu’apprenti homme médecine, d’être intégré au cercle des anciens. Au début, les seules paroles que je prononçais dans le cercle étaient des mots de remerciement. Plus je vieillissais, plus des mots s’ajoutaient. Même si je n’étais pas encore très volubile, je me sentais aussi fier qu’un aîné. La question de l’âge ne comptait plus. Je me sentais accepté et inclus. Je me sentais aimé par la force de l’écoute sincère en provenance des autres.
Encore aujourd’hui, les cercles de parole continuent de faire partie de la vie des Amérindiens et nous les voyons se propager dans le monde entier. Dès qu’il y a un rassemblement spirituel, dès qu’un groupe doit prendre une décision ou lorsque des individus ont besoin de s’exprimer, nous nous installons en cercle et faisons circuler le bâton. Mais que se passe-t-il vraiment derrière cette technique de communication?
Pour ma part, j’aime utiliser les bâtons recueillis autour des huttes de castors. Ces bouts de bois ont été «sculptés» par ces animaux que nous apprécions beaucoup pour leurs enseignements. Lorsqu’un bâton de castor vient entre nos mains, nous sommes tout de suite remis en contact avec la nature et ce qu’elle a de plus beau. Une plume d’aigle peut également servir de bâton de parole ou même un sac de médecine[1] . Lorsque ces objets sacrés viennent à nous, on ne peut que se mettre en contact avec ce qu’il y a de plus sacré en nous-mêmes. Le bâton de parole nous enseigne donc à parler avec le cœur. Tous ceux qui ont vécu cette expérience en témoignent: il est impossible de faire des plans lorsque cet objet sacré s’approche de nous; impossible de penser à son discours à l’avance ou de déjouer qui que ce soit. On reste centré sur le présent.
La seule règle qui prévaut, c’est celle de l’écoute. La personne qui tient le bâton a tout le temps qu’elle veut pour s’exprimer et tous les autres ont le devoir de l’écouter sans l’interrompre. Le fait de se sentir pleinement écouté change tout. L’esprit est plus ouvert. La force revient, car on te donne le cadeau de te laisser aller. Nous sommes plus concentrés, également; rien ne nous dérange plus. Si ce qui monte en nous, c’est le désir de parler, pleurer, crier ou chanter, nous sommes libres. Si ce qui monte est simplement le souhait d’offrir notre silence, alors nous gardons le silence, puis nous passons le bâton à la personne suivante. Le pouvoir du bâton, c’est aussi de donner la parole à ceux qui, normalement, auraient tendance à garder le silence devant un groupe. C’est donc une liberté de parole, mais aussi une responsabilité. La responsabilité de parler au plus vrai, d’oser exprimer ses émotions et sa sagesse, à tour de rôle.
Les premières pages de ce livre m’ont tout de suite rappelé les enseignements de mon père. À maintes et maintes reprises, il me répétait ces paroles provenant de nos ancêtres, afin qu’elles entrent dans ma mémoire pour ne plus jamais en sortir. Parmi ces enseignements précieux, papa insistait souvent sur l’importance de la nourriture saine que nous offre le Créateur. Il évoquait autant les nourritures pour le corps que celles pour le cœur et l’esprit. Parmi ces nourritures saines, on retrouve le silence et l’importance de prendre le temps d’écouter.
Quand les autorités ont forcé notre peuple à quitter la forêt, nous avons dû nous installer en ville. Notre père me disait alors: «Attention! Ici, ton cerveau devra fonctionner deux fois plus vite que normal. Tu devras toujours être aux aguets, car tout ira très vite autour de toi. En ville, même si ton feu de bois s’éteint, il y aura toujours un lampadaire quelque part pour t’empêcher d’être dans le repos de la nuit. Jamais ton esprit ne sera parfaitement libre. Quand tu marches dans la forêt, tu ne perds pas tes traces, mais en ville, tout disparaît. Le contact avec l’amour de tes ancêtres est plus difficile à garder.»
La modernité a considérablement accéléré le mode de vie et les pensées des humains. Dans la vie de tous les jours, tout va maintenant tellement vite! Personne ne prend le temps d’écouter. Le retour au silence et à un rythme plus lent est essentiel pour une bonne communication avec soi-même, avec les autres et avec la nature. Le bâton de parole est un prétexte pour ralentir la cadence et laisser les choses se dire en leur temps. Lorsqu’Arnaud parle du silence, il a bien raison, car ce n’est qu’à partir du silence de notre cœur que la parole juste peut émerger.
Peu importe votre croyance, il s’agit donc de se «connecter» à cette part de vous-mêmes qui est plus grande que vous. En réalité, la magie des cercles de parole provient de cette connexion profonde avec l’esprit. Le jour où les humains réapprendront à faire confiance à leur silence intérieur, leur parole sera transformée et le monde aussi.